Les langues influencent-elles nos corps ? Si c’est le cas, de quelle manière le plurilinguisme change notre métabolisme, notre façon de bouger ou même de danser ? Ce sont ces questions que se pose le projet, arts et sciences, BBL cherchant à rendre visible l’expérience intime du langage, au travers d’une chorégraphie où les mouvements reflètent nos changements linguistiques. Une première étape sera présente dans le cadre de FACTS.

Par Arthur Rafié

Qu’est-ce que le projet BBL ?

 Sylvie Balestra (S) : Il vient d’une question que je me pose. Est-ce que le bilinguisme ou polyglottisme transforme, affecte notre corps, notre façon de bouger ? Au-delà des questions sociopolitiques que l’on peut se poser sur l’immigration, j’ai envie de poser la question depuis le sujet, la personne, son corps et ses sensations. On peut se demander comment faire un spectacle avec ça. J’ai fait un premier petit laboratoire : j’ai commencée avec une danseuse qui est trilingue et j’ai vu qu’il y avait des choses qui se passaient, des choses sur scène. J’ai voulu continuer et avoir une étape de recherche. C’est pour ça que je suis allée rencontrer les personnes en charge du programme Arts et Sciences avec ce sujet-là, pour voir s’il y avait des chercheurs pour m’accompagner et alimenter mes questions.

BBL vient de Babel, j’ai enlevé les voyelles. « BBL » serait Babel en hébreu et s’écrirait avec les 3 consonnes, ce choix de nom est un nouveau départ pour un projet qui avait déjà une préfiguration*.

 *NDLR : le projet se nommait auparavant LARYNX.

Le projet donnera un spectacle qui sera porté par un danseur ou une danseuse qui parlera de son apprentissage des langues et de son histoire de migration. Sa langue maternelle ne sera pas le français. Après avoir parlé de son histoire, il ou elle dansera pour rendre compte dans le mouvement de cette différence pour lui, de sensations autour des langues.

Comment se sont faites vos rencontres avec les milieux artistiques et scientifiques ?

S : J’ai un parcours professionnel en danse et aussi de recherche en anthropologie des pratiques corporelles et de la danse (Master - Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand). La question de l’humain, dans ma démarche chorégraphique est devenue de plus en plus importante. J’avais envie de sortir des studios de danse et de m’intéresser à tous les corps en mouvement. Pour ça j’ai eu besoin d’aller vers les sciences pour affiner une méthodologie, auprès de communautés variées. C’est une expérience que j’ai pu mener avec des biologistes, des architectes, des urbanistes lors de précédents projets qui ont confirmés mon goût pour la transdisciplinarité.

Francesco d’Errico (F) : En tant qu’archéologue, je m’intéresse aux premières manifestations symboliques. Depuis 100 000 ans notre corps n’est plus uniquement le corps biologique. C’est le corps que nous construisons avec des peintures corporelles, des scarifications, des parures. Le ton de la voix, la gestuelle comptent aussi beaucoup pour transmettre des informations sur les locuteurs, leur sexe, leur statut social. La manière dont on interagit avec les autres communiquent parfois autant que le langage lui-même.

Comment a débuté votre collaboration ?

S : Au démarrage nous n’étions pas faits pour nous rencontrer. Je cherchais, des chercheurs en linguistique, ou en cognitif et Francesco cherchait un peintre. Nous avons eu une longue conversation téléphonique où j’ai senti dans les détours, dans les propositions de Francesco qu’il y avait des hypothèses intéressantes.

F : Pour moi aussi ! Le challenge était fort : parler de langues et de plurilinguismes à travers la danse me paraissait difficile au début. C’est une démarche, je dirais, presque scientifique dans l’analyse, une démarche de collectionneurs de gestes et d’attitudes qui confine avec celle de l’anthropologue et de l’éthologue. C’est cette démarche qui m’a séduit à la fin.

S : C’était intéressant de se dire soyons binôme, acceptons ce challenge même si a priori, nous ne sommes pas dans les bons cadres. Ce qui a été super pour moi, c’est de m’éloigner de mon sujet qui se situe dans le temps présent. J’ai envie de parler de personnes et non pas d’immigration au sens large, en me recentrant sur les parcours individuels, de ceux qui ont décidé de partir. Ce que cela leur coûte de parler, de penser dans une autre langue. Ici, à PACEA, on travaille avec le mystère, l'absence, dans des échelles de temps très lointaines. Les chercheurs ont de grandes passions, du récit, de l’amour pour leur sujet. Il y a une part qui n’est presque plus totalement scientifique qui tend vers le poétique et que j’aime beaucoup. Ces échanges ont ouvert pour moi de nombreuses pistes. Et comme je ne suis pas exactement dans le sujet de ma recherche  dans ce laboratoire cela décentre, dans le bon sens du terme, mes réflexions. Je ne me sens donc pas obligée de rendre compte de manière explicite mes observations, ici, sur scène.

Comment travaillez-vous ensemble sur les périodes de résidence ?

S : Francesco parlait de symbolique. J’ai la sensation que je vais proposer à l’interprète sur scène d’aller dans un temps plus lointain. Avec sa particularité d’être bilingue, je vais lui proposer d’aller vers des temps sans paroles, avec une humanité plus lointaine, des premiers sons. La première semaine, j’ai eu envie de danser sur un sol rempli d’os. Je pense que c’est dû au temps que j’ai passé ici [au laboratoire PACEA].

Vous travaillez sur l’impact des langues sur le corps. Comment danserait un bilingue ?

S : Les bilingues que j’ai rencontrés distinguent deux corps différents. Plus ils sont installés, plus ils parlent bien et plus ces deux corps se rejoignent. J’ai déjà fait une expérimentation avec une danseuse trilingue grecque qui vit à Paris et parlant couramment anglais. Quand elle dansait avec des marqueurs de sa langue maternelle ou quand elle revient dans son corps français, on pouvait voir qu’elle pouvait convoquer du mouvement de sa langue maternelle. Elle virevolte, c’est dingue ! En anglais, elle a une légèreté, plus rythmique et plus simple. Avec le français elle à une tenue, une exigence. Elle disait d’ailleurs souvent : « apprendre le français, c’est apprendre plus qu’une langue. C’est apprendre une culture ».

Est-ce qu’une personne pourrait s’approprier des marqueurs d’un polyglotte avec sa seule langue maternelle ?

S : Je ne sais pas. Je me suis posée la question par rapport à la distribution de la pièce. Est-ce qu’il fallait absolument un danseur ou une danseuse bilingue ou est-ce qu’un danseur français pourrait s’approprier les histoires d’autres. Je préfère pour l’instant avoir un sujet sur scène qui puise directement dans son histoire, que ça ne soit pas joué mais vécu.

Quelle suite pour BBL?

S : Le festival FACTS sera une première étape, une sortie de résidence  imprégné de ce que l’on a traversé ensemble à PACEA. Nous aurons un temps en octobre  au CCN de Biarritz, pour activer un travail de recherche chorégraphique avec l'interprète et le musicien. En novembre, nous aurons une résidence Hors les Murs de l'Office Artistique de la Région  Nouvelle-Aquitaine (OARA) au Glob Théâtre pour préparer cette sortie publique durant FACTS. Ça sera une étape de travail. J’espère que la présentation de cette première forme permettra de trouver des financeurs pour que la pièce puisse se faire en entier sur la saison 2018-2019. J’ai également envie de rencontrer plein de gens au travers de ce projet, élargir le public qui peut être très ciblé. J’aimerais voir des enfants vivants dans une famille polyglotte ou encore des enfants qui sont les seuls porteurs du français dans leur famille.

Un dernier mot ?

F : Dans l’histoire de l’humanité les artistes ont souvent eu le rôle d’observateurs de la société et d’instrument pour documenter et transfigurer dans leurs œuvres l’image que la société leur renvoyait. Dans nos sociétés la science joue un rôle de plus en plus important. Il y a dans cet objet [il prend son smartphone] une puissance dix fois supérieure à celle de l’ordinateur qui a permis d’aller sur la lune. Les gens ne se rendent pas compte que l’on vit dans un monde artificiel, fait désormais de plus en plus de connexions à distance. C’est aux artistes de nous faire réfléchir sur cette nouvelle réalité, nous en donner une vision critique et nous faire comprendre que, malgré ces connexions à distances, nos relations avec les autres et notre propre ressenti de ces relations passent par le langage et l’interaction entre les corps impliqués.